Jérôme Bonnafont : « Nous avons avec l’Espagne une convergence forte »
Après quatre ans en Inde, Jérôme Bonnafont est arrivé à Madrid en novembre 2012, où il a succédé à Bruno Delaye. Ancien porte-parole de l’Elysée, ex-directeur de cabinet d’Alain Juppé au Quai d’Orsay, le nouvel ambassadeur de France en Espagne, âgé de 52 ans, a derrière lui un long parcours politique et diplomatique. Il évoque pour Le Courrier d’Espagne les dossiers prioritaires de l’ambassade, notamment dans le secteur économique.
Le Courrier d’Espagne : Lors de la dernière Conférence des ambassadeurs, il a beaucoup été question de « diplomatie économique ». C’est l’une des priorités du Quai d’Orsay. Dans un pays en crise, comment appliquer cette stratégie ?
Jérôme Bonnafont : Le ministre des Affaires étrangères a donné aux ambassadeurs une feuille de route très claire : priorité à l’économie. Déjà en Inde, je m’y consacrais, mais le contexte et les stratégies étaient différents, avec un grand pays émergent au taux de croissance élevée. Ici, en Espagne, qui est l’un de nos premiers partenaires commerciaux, nous devons défendre des positions établies. La première chose à faire pour une diplomatie économique efficace, c’est de comprendre la nature du terrain et des opportunités. Sera-t-on offensifs ou défensifs? Complémentaires ou en compétition ? Sur quel secteur se concentrer ? Dans les prochaines semaines, je présenterai à Paris un projet de plan d’action de l’ambassade. Celui-ci sera discuté au niveau interministériel et nous recevrons alors une feuille de route, qui fixera les grandes orientations pour l’Espagne.
LCE : Quels seront vos principaux champs d’action?
JB : D’abord, éclairer le gouvernement français et les acteurs économiques sur la situation en Espagne, et sur sa stratégie de sortie de crise. Il faut pouvoir porter un jugement lucide pour savoir si le pays va sortir de la récession en 2014, comme le souhaite et y travaille son gouvernement, et quels sont les secteurs sur lesquels la reprise va se produire. On dispose de nombreuses analyses, mais il faut plus. Il faut parler avec les ministres chargés des secteurs économiques, les hauts fonctionnaires, le gouverneur de la Banque d’Espagne, les chefs d’entreprise, les banquiers, les syndicats, etc. Il est important de confronter les rapports avec des contacts approfondis avec les gens qui, sur le terrain, construisent la réalité économique du pays, que ce soit à Madrid, en Catalogne, au Pays basque, où je viens de passer deux jours, ou à Séville où j’irai bientôt. Il est également important d’informer Paris pour savoir comment l’Espagne se prépare aux négociations européennes ou au projet d’accord de libre échange entre les Etats-Unis et l’Europe
L’autre chapitre, c’est l’appui à nos entreprises. Sur le plan commercial, notre position, qui était de premier plan, s’est sérieusement dégradée ces dernières années. Mais au niveau des investissements, elle est bonne. L’Espagne est encore en récession, et nos sociétés en souffrent. Parmi elles, certaines vont bien et ont su profiter de la crise pour trouver de nouvelles voies. Mais d’autres, notamment dans les secteurs les plus touchés, passent par des moments compliqués. Nous avons aussi à accompagner les chefs d’entreprise qui le souhaitent dans leur première approche du marché espagnol, soit sur le plan commercial, c’est le rôle d’Ubifrance, soit en tant qu’investisseurs. Et puis, dans le cas où ils ont des difficultés, ce qui peut arriver, nous devons les aider à trouver les bons interlocuteurs et les aider à régler tel problème de non-paiement ou d’ordre réglementaire, etc.
LCE: Quels sont les outils dont vous disposez ?
JB : A l’ambassade, nous avons un service économique fort, que dirige Philippe O’Quin, un haut fonctionnaire chevronné, qui a été conseiller commercial et qui connait bien ces dossiers. Il y a aussi les gros bureaux d’Ubifrance à Barcelone et Madrid, qui organisent l’action commerciale au profit des PME, ou les chambres de commerce, notamment à Madrid et Barcelone. Je consulte aussi les conseillers du commerce extérieur, qui vont bientôt se réunir au Pays basque. Par ailleurs, à la demande du ministre des Affaires étrangères, nous avons créé un conseil économique, qui s’est récemment réuni pour la première fois. Le but de ce conseil est de rassembler les responsables de l’ambassade avec des personnalités du monde économique français en Espagne. L’objectif, c’est que notre action économique soit confrontée aux besoins des acteurs de terrain. Je me suis également appuyé sur le travail de mon prédécesseur, qui était très proche des milieux économiques français et espagnols.
LCE : Après six mois à Madrid, quel est votre premier diagnostic? Avez-vous l’impression que l’Espagne est un pays qui a grandi trop vite?
JB : Benoît Pellistrandi, un historien français de l’Espagne, a écrit un article intéressant sur le sujet où il dit, au fond, que le chemin que nous avons fait lors des Trente glorieuses, l’Espagne, elle, l’a fait entre 1975 et le début de la crise. Si c’est si difficile pour elle aujourd’hui, c’est que la crise intervient au moment même où elle arrive à maturité. Au-delà de cette interprétation d’historien, ce qui m’intéresse, c’est de mesurer la vitalité économique du pays.
D’abord, le système politique espagnol est solide. Il a ses difficultés. Mais quel système politique n’en a pas?
Le pays possède aussi des infrastructures extraordinaires, que ce soit au niveau des ports, des chemins de fer, des autoroutes ou des aéroports. On dit qu’il y en a trop, mais il vaut mieux en avoir trop que pas assez ! Il y a aussi un système de santé qui est reconnu. Le pays a une bonne base. Quand vous demandez aux investisseurs pourquoi ils viennent en Espagne, ils vous répondent qu’ils pourraient très bien aller dans un pays où les salaires sont plus bas. Mais ils ont ici les infrastructures et la stabilité politique, qui compensent le différentiel de salaire.
L’Espagne a de grands atouts, comme le tourisme. La demande touristique continue d’augmenter, avec l’arrivée des pays émergents sur ce marché. Pour nous, Français, qui avons un secteur touristique fort, il est important d’observer ce qui se passe en Espagne. Il y a des opportunités d’affaires, puisque nous avons un savoir-faire dans ce domaine.
L’Espagne est également forte à l’export. Grâce aux réformes réalisées les exportations ont bondi. Avec la flexibilité et la baisse du coût du travail, les produits espagnols coûtent moins cher. Par ailleurs, la contraction de la demande intérieure a conduit les entreprises ibériques à adopter une attitude plus offensive à l’étranger. Comme ils ont perdu des marchés domestiques qu’ils croyaient acquis pour longtemps, les Espagnols se sont mis à chercher de façon systématique des marchés extérieurs. C’est une nouvelle attitude : l’Espagne avait l’habitude d’avoir des grands groupes qui se sont internationalisés ces vingt ou trente dernières années. Mais elle n’avait pas un tissu de PME pour qui l’export était un débouché naturel. Aujourd’hui, c’est en train de changer : l’Espagne a l’intention de tirer sa croissance par l’export.
Mais la réussite de cette stratégie suppose le retour de la croissance en Europe. L’intérêt de Madrid, comme le nôtre, est donc de faire aboutir nos idées sur une politique de croissance pour l’Europe.
LCE : Avez-vous l’impression que l’Espagne arrive à bien « vendre » la tête de pont qu’elle représente par rapport au continent sud-americain. C’est un levier de croissance car 30% des bénéfices de l’IBEX proviennent de ce continent. Par rapport à ses alliés europeens, le discours espagnol sur l’Amérique du sud est-il lisible ?
JB : Le dernier sommet ibéroaméricain, qui s’est déroulé à Cadix, a bien montré que l’Espagne veut utiliser la solidarité iberoaméricaine pour construire son retour vers la croissance. La question que l’on peut se poser, c’est : est-ce que les bonnes relations de l’Espagne avec l’Amérique Latine peuvent être sources d’opportunités d’affaires pour nos entreprises, par des partenariats notamment ? La réponse est oui. Nous sommes nous-mêmes très bien implantés historiquement en Amérique Latine où, de longue date, la culture française est très populaire. Il appartient à nos entreprises de savoir développer les politiques commerciales qui leur permettront d’être présentes sur ce marché. Mais n’attendons pas de l’Espagne qu’elle fasse notre travail. En revanche, il faut profiter du fait que l’Amérique Latine reste très orientée vers l’Europe, par ses liens vers l’Espagne ou la France, mais aussi avec l’Angleterre ou l’Allemagne, pour profiter de la croissance de ce continent émergent.
LCE : Alors que le moteur franco-allemand ralentit, Paris n’est-il pas tenté de chercher de nouveaux alliés, dont l’Espagne, pour faire contrepoids à Berlin ? On a senti une volonté de rapprochement, lors du dernier sommet franco-espagnol, en octobre 2012.
JB : Le Président de la République s’exprime de manière très claire à chaque conseil sur la nature du couple franco-allemand, auquel il est très attaché. Il dit aussi que cette relation n’est pas exclusive. Ce qui est sûr, c’est que nous avons avec l’Espagne une convergence forte, avec cette volonté de trouver un équilibre entre les politiques d’ajustement et de recherche de croissance. Il ne faut pas que l’ajustement tue la croissance, mais que la croissance accompagne l’ajustement. La difficulté actuellement, c’est de mettre en place une politique européenne de croissance. Des décisions importantes ont été prises : la plus emblématique est la mobilisation l’an dernier de 120 milliards d’euros, via la Banque européenne d’investissement (BEI) et les fonds communautaires. Mais l’urgence du moment, c’est la mise en place de l’union bancaire, pour rassurer les marchés sur la solidité de notre système. L’autre priorité concerne les traités sur la gouvernance de la zone euro. Là encore, il s’agit de convaincre les marchés de cette évidence : l’euro est un choix définitif.
LCE : Le dernier sommet franco-espagnol a montré des points d’accord sur la Politique agricole commune (PAC). Où en sont les relations sur ce sujet ?
JB : Stéphane Le Foll, notre ministre de l’Agriculture, était venu à Madrid la veille de la réunion qui a conclu la nouvelle réforme de la PAC. Car l’Espagne fait partie des pays qui pensent, comme nous, que la PAC doit être maintenue. Le secteur agricole, même s’il a reculé ces dernières décennies, reste un gros pourvoyeur d’emplois, d’activité économique et d’exportations. Nous pensons qu’il est légitime de continuer cette PAC. Les autres grandes agricultures du monde sont très aidées, que ce soit aux Etats-Unis, au Japon ou dans les pays émergents. Il n’y a aucune raison pour que l’agriculture européenne renonce à être aidée. Par ailleurs, au niveau mondial, nous sommes dans une période de sous-production agricole et un milliard de personnes sur cette planète sont en sous-alimentation chronique. Il va y avoir deux milliards de personnes de plus à nourrir lors des vingt à trente prochaines années avec des terres arables dont les dimensions, elles, n’augmenteront pas. Sans oublier la probable crise de l’eau. Ne pas soutenir la PAC aujourd’hui, ce serait aller demain vers une crise alimentaire mondiale. Les Espagnols font le même raisonnement que nous. Il y a tout de même quelque chose qui me chagrine dans la relation franco-espagnole, c’est notre fort déficit bilatéral dans le secteur de l’agroalimentaire. Il faut voir comment nous pouvons redévelopper les exportations de nos produits agroalimentaires vers l’Espagne. C’est un de mes axes de travail. Il ne s’agit pas d’acheter moins d’huile d’olive à l’Espagne mais de vendre plus pour résorber ce déficit.
LCE : Où en sont les dossiers des transports entre les deux pays ?
JB : Nous sommes en train d’appliquer les conclusions du sommet franco-espagnol d’octobre 2012. Au niveau du ferroviaire, il y a la liaison à grande vitesse France-Barcelone, avec une mise en service dans le courant de l’année. Par ailleurs, les décisions de principe sont en cours sur letracé atlantique. Nous recherchons aussi des solutions pour démultiplier les autoroutes maritimes. Après Nantes-Gijon, nous avons l’espoir d’en ouvrir une deuxième sur la façade atlantique. Après les engagements des décennies passées des deux gouvernements s’agissant des interconnexions transpyrénéennes, les résultats sont au rendez-vous qu’il s’agisse du domaine des transports comme de celui de l’énergie.
LCE : Et les interconnexions énergétiques ?
JB : Nous allons vers le triplement de la capacité des gazoducs. Le marché espagnol est actuellement enclavé. Il faut le relier au marché énergétique européen. Quant aux transferts d’électricité, sur le côté méditerranéen, la ligne de haute tension souterraine entre Baixas et Santa Llogaia est en cours de finalisation, avec une mise en service prévue pour la fin 2014. Sur la façade atlantique, le projet de ligne à haute tension est actuellement en phase d’études de faisabilité : il faut trouver un tracé qui va relier la côte nord de l’Espagne à la France par le golfe de Gascogne. Avec ces lignes à haute tension, nous allons vers l’équivalent de la production de deux grosses centrales nucléaires. Cela dit, il y a en Espagne un déficit financier du secteur énergétique. Le prix de l’électricité est bien plus élevé qu’en France. Toute une réforme du secteur de l’énergie est en cours et va conduire nos entreprises à ajuster leur stratégie sur l’Espagne, en fonction des décisions qui seront prises par le gouvernement espagnol.
LCE : On connait les atouts de l’Espagne, comme le tourisme ou les infrastructures. Quels sont les autres secteurs, dont on parle moins, qui pourraient être porteurs, notamment pour les entreprises françaises ? L’énergie durable, l’aéronautique?
JB : L’Espagne est intégrée dans EADS et le groupe Casa est très actif. J’ai visité les installations de EADS à Madrid et j’irai bientôt à Séville pour voir le montage de l’A-400M. L’Espagne participe pleinement aux discussions sur l’avenir d’Airbus, sur la répartition de la charge industrielle, le partage de l’actionnariat. Pour nous, il est très important qu’elle y participe. Nous avons également Thalès, qui est implanté de longue date en Espagne et qui fait du bon travail ici. Sur le plan des énergies renouvelables, Areva, par exemple, travaille déjà avec des entreprises espagnoles. La position que Madrid a su prendre dans ce secteur conduit les entreprises françaises à regarder attentivement les possibilités de partenariats ici.
LCE : Dans un contexte de morosité, comment crée-t-on un « désir » de France?
JB : Je crois que le désir de France est éternel ! Il y a 20 millions d’Espagnols qui sont déjà venus en France. C’est un grand pays qui a énormément d’attraits. Ce qui me frappe dans mon parcours diplomatique, c’est à quel point le regard que les étrangers portent sur notre pays est plus positif que celui que portent les Français eux-mêmes. Nous voyons plus nos difficultés que nos succès. Par exemple, il y a 22 écoles françaises en Espagne, qui accueillent 20000 élèves, dont la moitié sont espagnols. Sur un territoire comme l’Espagne, ce n’est pas rien. On peut aussi citer la vingtaine d’Instituts français et d’Alliances qui ont plus de 15000 élèves aujourd’hui. Sans compter la programmation culturelle qui concerne des artistes français, que ce soit dernièrement à la Fondation Mapfre, au musée Thyssen-Bornemysza, etc. La France est une grande référence culturelle en Espagne. Elle est également considérée, à juste titre, comme un grand pays technologique. J’ai récemment rencontré la secrétaire d’Etat espagnole à la recherche et au développement, pour évoquer les possibilités de partenariats dans le domaine scientifique, à la recherche de financements européens à l’horizon 2020. Plus généralement, il faut aller au-delà du souci légitime que fait peser la situation de crise : travailler ensemble sur des projets ambitieux car les Français voient en l’Espagne un pays d’avenir et les Espagnols voient la France comme un grand pays moderne.
LCE : Sur le plan de la diplomatie économique, la francophonie est-elle un atout ou un handicap?
JB : Personne ne peut s’imaginer faire du business dans le monde sans parler anglais. Tout le monde parle anglais. C’est nécessaire. Mais ce qui est valorisant, c’est de parler d’autres langues. Aujourd’hui, le français permet l’accès à une trentaine de pays où il reste la langue des échanges. Les Espagnols ont fait un énorme travail sur l’anglais ces dernières années, mais la deuxième langue, doit rester le français.
LCE : Question plus personnelle en guise de conclusion : lors de vos six premiers mois, qu’est ce qui vous a le plus séduit en Espagne ? Et ce qui vous a surpris ?
JB : Ce qui est très difficile pour un Français, c’est l’heure du déjeuner ! Mais ce qu’il y a d’agréable dans le mode de vie espagnol, c’est que la ville est vraiment conçue comme un espace où l’on se rencontre. Un peu comme en Italie, il y a une civilisation de l’urbanité très agréable et une simplicité dans les contacts. Madrid est une métropole à taille humaine. Et ses institutions culturelles, que ce soit dans la musique, les musées, ou le patrimoine, n’ont rien à envier aux autres grandes capitales européennes. Au-delà du soleil, cela explique beaucoup le succès touristique de l’Espagne.
Jérôme Bonnafont en 10 dates
– né le 8 janvier 1961
– 1984 à 1986 : Ecole nationale d’administration (ENA)
– 1986 à 1989 : secrétaire d’ambassade à l’ambassade de France en Inde
– 1991 à 1993 : conseiller à l’ambassade de France au Koweït
– 1993 à 1995 : conseiller à la mission permanente de la France auprès de l’ONU
– 1997 à 2004 : conseiller à la cellule diplomatique de l’Elysée
– 2004 à 2007 : porte-parole de l’Elysée
– 2007 à 2011 : ambassadeur en Inde
– 2011 à 2012 : directeur de cabinet du Ministre des Affaires étrangères
– novembre 2012 : arrivée à Madrid