Par Felipe Sáez
Administrateur de la COCEF
Chargé des Relations Extérieures
Dans 2 arrêts du 20 septembre 2012, la Cour de Cassation (Chambre du Contentieux) a réaffirmé le principe selon lequel, une fois échu le délai de reprise, l’Administration fiscale n’est plus fondée à rectifier les bases imposables déclarées par les contribuables au titre d’exercices prescrits.
Et ce, même si la détermination de ces bases a influencé le niveau d’imposition d’exercices postérieurs non encore prescrits, par le biais du report des résultats déficitaires.
En revanche, et contrairement à la tendance de la jurisprudence antérieure –la sienne propre et, surtout, celle de la Cour d’Appel Nationale-, ces arrêts consacrent le principe établi par la L.G.T. (Ley General Tributaria) 58/2003 et la L.I.S. (Ley de Impuesto de Sociedades), selon lequel l’Administration est en droit de contester les modalités d’imputation sur des exercices non encore prescrits de bases imposables négatives reportées d’exercices prescrits, si la provenance et le montant de ces bases ne sont pas justifiés par la comptabilité et toute documentation adéquate
Les arrêts précités font droit à deux recours interjetés par une société contre un jugement de la Cour d’Appel Nationale (Chambre du Contentieux Administratif), en date du 28 juin 2010, la déboutant de sa réclamation formulée à l’encontre d’un redressement des résultats des exercices 2001 et 2002.
Le redressement, dans le cadre d’une vérification de ces exercices engagée en février 2006, découlait du refus par les vérificateurs du montant des imputations de bases imposables négatives reportées correspondant aux exercices 1993 à 1999 prescrits, au motif que, lors de la vérification, la société n’avait justifié ni l’origine ni le montant des bases imputées.
Les arguments présentés par les deux parties au litige se fondent sur des interprétations respectives différentes des articles 70.3 et 106.4 de la L.G.T. (Ley General Tributaria) 58/2003, lesquels reprennent le contenu de l’art. 23.5 de la Loi 43/1995 dans sa rédaction par la Loi 40/1998. Ce contenu figure, modifié, dans l’article 25.5 de la L.I.S. (Ley del Impuesto sobre Sociedades) 4/2004.
Dans son article 70.3, la L.G.T. spécifie: « L’obligation de justifier la provenance des données tirant leur origine d’opérations réalisées dans des périodes d’imposition prescrites se maintiendra durant le délai de prescription du droit à déterminer les dettes fiscales affectées par l’opération correspondante ».
L’article 106.4 stipule: « Dans les cas où les bases ou bien les impositions compensées ou en attente de compensation ou bien les déductions appliquées ou en attente d’application tirent leur origine d’exercices prescrits, leur provenance et leur quotité devront être justifiés par la production des redressements ou des déclarations dans lesquels elles figuraient, de la comptabilité, et des supports documentaires appropriés. ».
L’art. 23.5 de la loi 43/1995, dans sa rédaction de la Loi 40/1998, précisait: » L’assujetti devra justifier, le cas échéant, par la présentation de la comptabilité et des supports documentaires appropriés, la provenance et le montant des bases imposables négatives dont il prétend l’imputation, quel que soit l’exercice où elles ont pris naissance ». Enfin, l’article 25.5 de la L.I.S. énonce: « L’assujetti devra justifier la provenance et le montant des bases imposables négatives dont il prétend l’imputation, par la présentation du redressement ou de la déclaration, de la comptabilité et des supports documentaires appropriés, quel que soit l’exercice où elles [les bases] ont pris naissance ».
La société allèguait trois motifs de cassation du redressement concernant l’exercice 2001.
D’une part, la vérification de cet exercice ne pouvait rectifier les bases imputées, puisque correspondant à des exercices prescrits (1993 à 1997), mais seulement vérifier leur quantification concrète et leur correcte imputation sur l’exercice vérifié. L’article 70.3 de la L.G.T. n’est pas applicable puisqu’il n’est entré en vigueur qu’en juillet 2004, sauf à enfreindre le principe de non rétroactivité prévu par l’art. 10.2 de cette même Loi, ainsi que par l’article 9.3 de la Constitution dans la mesure où l’imputation de bases imposables négatives est un droit acquis.
D’autre part, il y a eu infraction de l’art. 23.5 de la Loi 43/1995 dans sa rédaction par la Loi 40/1998, au sens où ses dispositions, reprises dans les articles 70.3 et 106.4 de la L.G.T. 58/2003, n’avaient pas un caractère rétroactif.
Enfin, la société allègue infraction de l’art. 53 de la L.G.T. 58/2003 du fait que, comme le prévoit cet article, la vérification, bien que considérant insuffisante la documentation présentée, n’a pas employé la méthode d’estimation indirecte de la base imposable au titre de l’exercice vérifié.
La Cour de Cassation a récusé conjointement les deux premières allégations de la société, pour les motifs ci-après. D’abord l’imputation de bases imposables négatives n’est pas un droit acquis mais éventuel et soumis à conditions, donc le caractère rétroactif de dispositions légales le concernant n’est pas anticonstitutionnel. Ensuite, l’article 23.5 de la loi 43/1995 dans sa rédaction par la loi 40/1998 stipule que l’obligation de justifier la provenance et le montant des bases imposables négatives à imputer s’applique aux bases « quel que soit l’exercice où elles ont pris naissance », ce qui rend cette obligation applicable rétroactivement aux bases des exercices 1993 à 1997.
Quant à la troisième allégation de la société concernant l’absence d’estimation indirecte, la Cour la récuse car cette estimation altèrerait le principe même de l’imputation qui se fonde sur l’existence de bases imposables négatives, telles qu’elles ressortent de déclarations ou de redressements ainsi que de la comptabilité et de supports documentaires du contribuable. Ce qui est requis uniquement c’est la vérification de la provenance et du montant des bases imposables négatives, à partir de la documentation présentée.
A cet égard, la Cour de Cassation reprend à son compte un des attendus du jugement de la Cour d’Appel Nationale objet du recours: « Et s’il est bien certain que, s’agissant d’exercices prescrits, ceux-ci ne peuvent faire l’objet de régularisations, oui ils peuvent, en revanche, être vérifiés à l’effet d’autres exercices postérieurs, contrairement à ce qui est affirmé, car les pouvoirs de vérification et d’investigation de l’Inspection des Impôts peuvent s’étendre à tous les actes, éléments et évaluations consignés dans les déclarations fiscales, sans que ces pouvoirs soient soumis à prescription, car ce qui prescrit par le temps est le droit de l’Administration à déterminer la dette fiscale par le redressement correspondant ainsi que l’action en recouvrement de la dette redressée, mais non pas le pouvoir de vérification. ».
Plus encore, la Cour fait sienne la position de la Cour d’Appel Nationale, énonçant: « … Le pouvoir de « vérification » doit être compris comme la constatation du caractère véridique de ce qui est déclaré par l’assujetti… Néanmoins, son effet [celui de l’action de vérification] ne peut outrepasser le délai [4 ans] de la prescription fixée à l’article 66 de la Loi susmentionnée [la L.G.T.] de telle sorte que, autant l’Administration peut vérifier les données déclarées par l’assujetti en configurant les éléments qui conditionnent les déclarations successives, ce qu’elle ne peut faire c’est étendre les effets de la vérification aux exercices qui se situent au-delà du délai de quatre ans, quoiqu’elle peut fixer, suite à la vérification, les faits, actes ou éléments qui déterminent le contenu des déclarations, lequel contenu se situant dans le cadre temporel de l’article 66 de la L.G.T. peut faire l’objet de vérification dont il pourrait en résulter un redressement effectué par l’Administration. ».
Concernant le redressement relatif à l’exercice 2002, la société s’était pourvue en cassation à son encontre sur le fondement de l’unité en matière de doctrine fiscale, en alléguant que l’arrêt contesté, à partir des mêmes bases juridiques, concluait différemment que des sentences prononcées antérieurement en la matière par les Cours d’Appel Nationale et de Cassation. La Cour de Cassation a rejeté ce pourvoi, en démontrant que les antérieures sentences excipées par la société faisaient application de dispositions légales différentes de celles auxquelles se réfère l’arrêt contesté, ce qui exclut la possibilité de doctrines contradictoires.
Ces deux arrêts de la Cour de Cassation paraissent devoir trancher définitivement, en faveur de l’Administration, la question de la possibilité pour cette dernière de rectifier des bases imposables négatives au titre d’exercices prescrits.
L’Administration peut remettre en cause ces bases, mais uniquement à l’occasion de leur imputation sur les résultats positifs d’exercices non prescrits et dans le cadre d’une vérification de ces derniers.
C’est une solution analogue à celle prévue par la réglementation fiscale française.
L’article 209-I du C.G.I. prévoit, en effet, qu’un déficit reporté sur les résultats d’exercices suivants peut faire l’objet d’une rectification, même s’il a été subi au cours d’un exercice prescrit du point de vue de l’établissement de l’impôt. Et selon le Conseil d’État (arrêts des 04/11/1970 et 23/06/1976), l’administration est fondée, lors de l’établissement de l’imposition due au titre d’un exercice donné, à contrôler l’existence des déficits des exercices antérieurs, même prescrits, et à en rectifier le montant, dès lors que ces déficits influent sur les résultats servant de base à l’imposition à établir.
Les contribuables en Espagne doivent donc, dorénavant encore plus que par le passé, veiller à une rigoureuse tenue de leur comptabilité et des justificatifs de cette dernière, pour ne pas encourir le risque d’une remise en cause par l’Administration fiscale espagnole de l’imputation de leurs bases négatives –même correspondant à des exercices prescrits- sur les résultats positifs d’exercices non prescrits.